Accueil Economie Supplément Economique M.Taoufik Rajhi, ministre auprès du chef du gouvernement chargé des grandes réformes : «Il fallait élaborer une loi de finances “soft”»

M.Taoufik Rajhi, ministre auprès du chef du gouvernement chargé des grandes réformes : «Il fallait élaborer une loi de finances “soft”»

La bonne nouvelle, c’est qu’avec cette loi de finances, il n’y aura pas de nouvelles impositions. Cependant, elle ne prévoit pas des projets d’investissement structurels qui puissent faire envoler la croissance. Pourquoi ce choix ? Aurait-on dû faire autrement ? Pour en savoir plus, M.Taoufik Rajhi, ministre auprès du Chef du gouvernement chargé des grandes réformes, nous donne d’amples éclaircissements.

Les critiques jusque-là débitées par les experts soulignent l’absence d’une vision qui traduit des politiques bien définies. Quelles sont alors les grandes orientations du PLF 2020 ? S’inscrit-il dans la même veine que les lois de finances 2018/2019 ?
Tout d’abord, il faut noter que la loi des finances 2020 s’inscrit dans un contexte très particulier par rapport aux lois de finances précédentes. C’est une loi de finances qui est conçue par un gouvernement sortant, élaborée dans une période électorale et qui doit être adoptée urgemment par un nouveau parlement dont l’investiture aura lieu dans la prochaine période. De surcroît, la nouvelle composition de l’ARP se caractérise par un effritement particulier et une absence de formation majoritaire. C’est pourquoi il fallait élaborer une loi de finances «soft», qui ne met pas à plat des questions équivoques et qui ne doit pas susciter des conflits au sein du nouveau parlement. D’ailleurs, c’est d’usage par tout gouvernement sortant.
On a opté pour un texte de loi «acceptable» qui pourrait être adopté sans entraves dans les délais légaux, soit avant le 31 décembre. Ainsi la loi de finances 2020 ne contient pas des orientations réformistes, notamment les grandes réformes qui concernent les entreprises publiques, les systèmes de subvention, la sécurité sociale ni même des réformes fiscales profondes. Cependant, l’élaboration de cette loi s’est basée sur un objectif principal : réduire le déficit budgétaire à 3%. Or tout l’enjeu réside dans le financement du budget 2020. Il est vrai que le gouvernement a réussi à diminuer le déficit budgétaire qui suit une tendance baissière, étant passé de 4,9% en 2018 à 3% en 2020, toutefois il n’est pas parvenu à modifier la structure du budget. Le grand défi des futurs gouvernements, c’est de modifier la composition du budget en axant les efforts sur l’investissement public, qui est actuellement en dessous du niveau exigé et en consacrant moins de place au subventionnement et à la masse salariale.

De quoi est tributaire la réussite de ce défi, cette transformation ?
Ces transformations constituent l’objectif ultime de tous les gouvernements. Le gouvernement actuel a essayé de mettre en place des réformes qui permettent de changer la structure du budget, mais il n’a pas réellement réussi à le faire. Ce que l’Etat a pu réaliser depuis 2015, ce sont les considérables avancées en matière de réformes dites structurelles (réformes des caisses sociales, du code d’investissement, du Partenariat Public-Privé, du climat des affaires, etc). Il est vrai que, des fois, leur implémentation n’est pas intégrale ou effective, mais une chose est sûre : ces transformations structurelles vont porter leurs fruits dans les années à venir et auront d’importants impacts sur l’économie nationale. Par contre, les réformes dites transversales qui touchent principalement la fonction publique, l’administration et sa digitalisation, les entreprises publiques, qui sont en mesure de changer la structure du budget, n’ont pas été réellement entamées en dépit de la disponibilité des plans d’actions et des stratégies. A défaut de pouvoir s’entourer d’une ceinture politique stable qui les soutient, les gouvernements qui se sont succédé depuis 2015 n’ont pas pu ouvrir les grands dossiers. Ils ont réussi à disposer d’une majorité parlementaire, sans pour autant gagner le pari de former une ceinture politique, de conquérir des appuis syndical et populaire leur permettant de renouer avec les citoyens et de les convaincre et les impliquer dans ces transformations majeures. C’est ce qui explique la rigidité de la structure du budget depuis 2015. Une rigidité qui donne beaucoup plus d’importance aux dépenses du fonctionnement qu’aux dépenses d’investissement. La loi de finances 2020 n’a pas échappé à cette règle. Il n’y a que les réformes transversales qui peuvent modifier la structure du budget.

Pourtant il y a des mesures sociales qui ont été intégrées dans le texte de loi ?
Le texte prévoit un accroissement du plafond de la déduction fiscale au titre des ascendants à charge, de 150 à 450 dinars par an pour chaque parent, sous réserve de remplir les conditions requises. Cette mesure a été adoptée en 2019 pour être appliquée en 2020. Il y a aussi des articles qui autorisent le versement des dons au profit des villages S.O.S. Il y a également quelques mesures en faveur du secteur privé qui y ont été intégrées. On cite principalement l’exonération d’impôt sur la valeur ajoutée de certains produits agricoles et de pêche, outre certaines incitations pour l’introduction en Bourse. La majorité des articles relatifs à la fiscalité sont de simples dispositions pour réglementer l’administration fiscale et résolvent certains problèmes d’ordre administratif.
En somme, le texte est composé d’articles non litigieux, destinés à être adoptés, comme je l’avais déjà dit, sans contraintes. Et je pense, que justement, cet aspect canonique du texte offrira une marge de manœuvre au nouveau gouvernement et à la nouvelle majorité parlementaire pour revoir la structure de la loi de finances et élaborer une loi de finances complémentaire le plus tôt possible (avant la fin du mois d’avril), qui illustrent les orientations économiques du prochain gouvernement et les choix de la nouvelle majorité parlementaire.

Cela dit que nous allons observer une persistance du grand écart qui existe, en termes de croissance, entre les objectifs fixés dans le plan quinquennal 2016-2020 (aux alentours de 4,5%) et les chiffres qu’on va réaliser.
La loi de finances 2020 repose en premier lieu sur l’accomplissement de 2019. Ce dernier a été marqué par un dérapage des dépenses couplé à une amélioration des recettes, ce qui a tout de même permis une certaine maîtrise du déficit budgétaire pour le ramener à 3,5%. Les recettes, quant à elles, ont augmenté de 20% impliquant ainsi une amélioration du recouvrement. Mais il y a eu des dérapages dus à la suspension des réformes et la continuité de la politique interventionniste de l’Etat qui a principalement touché les augmentations salariales, les subventions et même les caisses sociales dont les premières transformations n’ont été opérées que cet été. Au final, le budget 2019 sera clôturé avec un écart de 3 milliards de dinars supplémentaires, pallié par des recettes fiscales supplémentaires. La loi de finances 2020 part de cet état de lieux et prévoit une augmentation du financement du budget d’environ 10% pour se situer à 47 milliards de dinars. Elle repose sur des hypothèses plausibles (65 dollars prix du baril et 2,5% taux de croissance). Mais il est vrai qu’on est toujours loin des objectifs prévus par le plan quinquennal. Cet écart est dû à des facteurs exogènes. On cite principalement la succession des attentats terroristes qui ont eu lieu au début du mandat gouvernemental et qui ont secoué l’économie tunisienne sans oublier le retard accusé dans la mise en œuvre des réformes transversales et sectorielles.

Qui est dû à son tour à une instabilité gouvernementale ?
Ces atermoiements dans l’application des transformations sont dus, comme je l’ai précisé avant, au manque d’appui à la fois politique, social, parlementaire et populaire. Cette donne a engendré un dérapage par rapport aux objectifs de croissance et d’investissement public qui devrait être de 10 milliards de dinars en 2020, un chiffre loin d’être réalisable. Je pense que même si on a réussi à juguler le déficit, nous n’avons pas pu réaliser une forte croissance, notamment inclusive qui permet de résorber le chômage et de relancer le développement régional. Reste encore la question de la balance commerciale déficitaire et celle de la balance de paiement. Elles puisent leurs origines dans le déficit énergétique énorme qui date d’avant la révolution et qui n’a jamais fait l’objet de réforme, auparavant. C’est un lourd héritage dont les problèmes se résolvent sur le long terme.

Est-ce que vous pensez que les prochains gouvernements et parlement peuvent ouvrir tous ces chantiers et entamer ces réformes (la fonction publique, le subventionnement, etc.), dont le retard continue à peser lourd sur la communauté nationale ?
Personnellement, j’ai réussi à mettre à plat tous les dossiers relatifs aux réformes transversales. Aujourd’hui nous disposons des plans d’action et des stratégies nécessaires pour entreprendre les changements. D’ailleurs, le département est en train de finaliser une loi sur la réforme des entreprises publiques. Quant aux réformes sectorielles, nous avons œuvré à les déployer depuis 2015. Nous sommes même parvenus à tenir des dialogues sociaux pour débattre des priorités et des enjeux de ces secteurs. Cependant, ces priorités sont confrontées à des problèmes de financement. Cinq principaux secteurs sont concernés, à savoir la santé, le transport, l’énergie, le tourisme et l’agriculture. Je pense que les formations parlementaires n’ont d’autres choix que de se rassembler et composer une majorité. Le gouvernement doit se former autour d’un programme commun, qui met à plat toutes les réformes et œuvre à les appliquer tout en étant adossé à une ceinture politique et sociale. Ce qui est, toutefois, interpellant c’est que le vote du peuple a balancé vers la gauche alors que le pays nécessite une conduite de droite. Le peuple aspire plutôt à des interventions sociales de l’Etat alors que la santé de l’économie nationale nécessite un assainissement des comptes de l’Etat. Et c’est là que réside l’art de l’économiste. Trouver le point d’équilibre qui réconcilie entre des objectifs contradictoires. Comment parvenir à accroître l’investissement public et assurer davantage d’intervention sociale tout en réduisant l’endettement et le déficit budgétaire ? Cela ne peut être fait qu’avec les réformes sectorielles et transversales.
Propos recueillis par Marwa Saidi

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